(Nairobi) – Les autorités du Burkina Faso devraient de toute urgence ouvrir une enquête et révéler publiquement l’endroit où se trouvent un journaliste et deux détracteurs éminents de la junte militaire du pays, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui.
Les enlèvements depuis le 18 juin de Serge Oulon, directeur d’un journal d’investigation, et d’Adama Bayala et Kalifara Séré, deux chroniqueurs sur des chaines de télévision, font craindre des disparitions forcées et de possibles conscriptions illégales dans les forces armées. Leurs cas semblent liés à une vague de répression menée par les autorités burkinabè qui ont sévèrement restreint les droits des activistes, des journalistes, des membres des partis d’opposition et des dissidents.
« Les arrestations arbitraires, les enlèvements et les disparitions forcées de journalistes, d’activistes et de dissidents sont devenus la nouvelle norme au Burkina Faso », a indiqué Ilaria Allegrozzi, chercheuse senior sur le Sahel à Human Rights Watch. « La junte militaire devrait prendre des mesures immédiates pour localiser les trois individus disparus, rendre compte de leur situation et les libérer s’ils sont détenus à tort. »
Adama Bayala, âgé de 45 ans, chroniqueur régulier de l’émission de télévision « Presse Échos » de la chaîne de télévision privée BF1, est porté disparu depuis qu’il a quitté son bureau situé dans le quartier des 1200 Logements à Ouagadougou, la capitale du pays, vers 13 heures le 28 juin.
Quelques jours avant qu’il ne soit porté disparu, Adama Bayala a été menacé dans un message publié sur le groupe Facebook pro-junte « Anonymous Élite Alpha », l’avertissant qu’il serait « le prochain ». Le message faisait référence à des enlèvements antérieurs de journalistes et de dissidents.
« Adama Bayala est l’une des rares voix dissidentes qui restent au Burkina Faso qui n’a pas épargné l’analyse critique des décisions et des actions des autorités militaires », a déclaré un ami proche. « Nous avons parlé le jour de son enlèvement des risques auxquels il faisait face.Nous savions qu’il était en danger. »
Le 24 juin, à 5 heures du matin, au moins neuf hommes armés, vêtus en civil, ont enlevé Serge Oulon, âgé de 39 ans, directeur de la publication bimensuelle L’Événement, à son domicile à Ouagadougou. « Ils sont venus une première fois à bord de deux véhicules civils banalisés, sont entrés de force, ont emmené Serge et sont partis avec lui », a raconté son frère. « Plus tard, ils sont revenus chez Serge, ont ordonné à sa femme de leur donner le téléphone et l’ordinateur portable de Serge. Ils prétendaient travailler pour les services de renseignements. »
En décembre 2022, Serge Oulon a écrit un article dénonçant le détournement présumé par un capitaine de l’armée de quelque 400 millions de francs CFA (660 000 USD) qui faisaient partie d’un budget alloué au financement des Volontaires pour la défense de la patrie (VDP), auxiliaires civils des forces armées burkinabè. Le 20 juin 2024, le Conseil supérieur de la communication (CSC), l’organisme de régulation des médias du Burkina Faso, a suspendu L’Événement pendant un mois après la publication d’un autre article sur le scandale de corruption présumé.
Le 18 juin, Kalifara Séré, chroniqueur de l’émission télévisée « 7Infos » sur la chaîne BF1, a été porté disparu après avoir quitté une réunion avec le Conseil supérieur de la communication pour retourner à son bureau à Ouagadougou. Des personnes proches de Kalifara Séré ont expliqué à Human Rights Watch que le Conseil l’avait interrogé au sujet de sa chronique à la télévision le 16 juin, dans laquelle il avait exprimé des doutes sur l’authenticité de certaines photographies montrant le chef de l’État. Le 19 juin, le CSC a annoncé la suspension de l’émission « 7Infos » pendant deux semaines.
Le 24 juin, 11 organisations de médias burkinabè ont dénoncé les enlèvements de Serge Oulon et de Kalifara Séré comme étant « la preuve que la presse au Burkina [Faso] fait l’objet de harcèlements, d’intimidations … en violation flagrante des lois », et ont appelé les autorités « à faire cesser ces pratiques de nature à porter préjudice au droit du public à l’information ».
Des proches et des avocats représentant Adama Bayala, Serge Oulon et Kalifara Séré ont indiqué les avoir recherchés dans différents postes de police et brigades de gendarmerie, en vain. Les autorités n’ont divulgué aucune information sur les lieux où ils sont détenus.
« Les journalistes burkinabè ne devraient pas vivre dans la peur d’être enlevés pour avoir fait leur travail », a déclaré un journaliste burkinabè, dont le nom n’est pas mentionné par sécurité. « Les autorités ont réussi à réduire à néant ou presque l’accès aux informations d’intérêt public en ciblant les journalistes, limitant ainsi leur capacité à demander des comptes aux acteurs puissants. »
Les enlèvements d’Adama Bayala, de Serge Oulon et de Kalifara Séré sont intervenus dans un contexte de signalements de plus en plus nombreux de cas où les forces de sécurité burkinabè ont intimidé, détenu arbitrairement, fait disparaître de force et conscrit illégalement des journalistes, des défenseurs des droits humains, des opposants politiques et des dissidents.
En février, Human Rights Watch a fait état de six autres cas d’enlèvements d’activistes et de membres de partis d’opposition. Il s’agit de Rasmané Zinaba et Bassirou Badjo, tous deux membres du groupe de la société civile Balai citoyen ; Guy Hervé Kam, avocat réputé et coordinateur du groupe politique Servir Et Non se Servir (SENS) ; Ablassé Ouédraogo, président du parti d’opposition Le Faso Autrement ; Daouda Diallo, éminent défenseur des droits humains et secrétaire général du Collectif contre l’impunité et la stigmatisation des communautés (CISC) ; et Lamine Ouattara, membre du Mouvement burkinabè des Droits de l’Homme et des Peuples (MBDHP). Au moins quatre d’entre eux semblent avoir été enrôlés illégalement dans l’armée.
Même si les gouvernements sont habilités à conscrire des membres de la population civile âgés de 18 ans et plus pour la défense nationale, la conscription doit être autorisée et être conforme au droit national. La loi sur la conscription doit être appliquée de manière à ce que le conscrit potentiel soit informé de la durée du service militaire et qu’il ait la possibilité de contester l’obligation de servir à ce moment-là. La conscription doit également être effectuée conformément à des normes compatibles avec la non-discrimination et l’égalité devant la loi. Le recours à la conscription motivé par des raisons politiques viole les normes internationales de protection en matière de droits humains.
Le Burkina Faso est un État partie à la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Les disparitions forcées sont définies comme l’arrestation ou la détention d’une personne par des représentants de l’État ou leurs agents, suivi par un refus de reconnaître la privation de liberté ou de révéler la situation de la personne ou l’endroit où elle se trouve. Les familles d’individus soumis à une disparition forcée vivent avec l’incertitude de ne pas savoir si leurs proches sont sains et saufs et n’ayant aucune information sur leurs conditions de captivité.
Depuis le coup d’État militaire de septembre 2022, la junte a de plus en plus réprimé la liberté des médias et l’accès à l’information. En avril 2024, l’organisme de régulation des médias du Burkina Faso a suspendu le réseau d’information français TV5 et plusieurs autres médias pendant deux semaines après qu’ils ont relayé les conclusions d’un rapport de Human Rights Watch indiquant que l’armée avait commis des crimes contre l’humanité à l’encontre de civils dans la province du Yatenga. L’organisme de régulation a également bloqué le site internet de Human Rights Watch dans le pays.
La Commission africaine des Droits de l’Homme et des Peuples (CADHP), basée à Banjul, en Gambie, a tenu quatre sessions ordinaires entre août 2023 et juin 2024, sans adopter une seule résolution sur la dégradation de la situation des droits humains au Burkina Faso.
« La Commission africaine devrait rompre son silence inexplicable concernant l’assaut croissant de la junte burkinabè contre la liberté de la presse », a conclu Ilaria Allegrozzi. « La Commission devrait adopter de toute urgence une résolution appelant les autorités militaires à respecter les droits des journalistes et des détracteurs conformément à leurs obligations en vertu de la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples. »