(Kinshasa) – Les autorités de la République démocratique du Congo devraient annuler les peines de mort prononcées par contumace contre deux lanceurs d’alerte qui ont fourni des informations sur des cas de corruption. Les autorités congolaises devraient plutôt enquêter sur les allégations d’activités criminelles transmises par Gradi Koko et Navy Malela, deux anciens employés de banque qui ont dénoncé des malversations financières présumées et du blanchiment d’argent.
Koko et Malela ont tous les deux travaillé au département d’audit d’Afriland First Bank CD, la filiale congolaise d’Afriland First Bank, dont le siège est au Cameroun. Koko a affirmé qu’en 2018, ses supérieurs l’avaient directement menacé après avoir signalé de graves irrégularités financières en interne. Face à ces menaces, Malela et lui ont transmis une mine de données et de documents à la Plateforme de protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF), une organisation non gouvernementale basée en France. Les informations qu’ils ont fournies ont conduit à une série de rapports d’investigation, en juillet 2020, par PPLAAF et Global Witness, et des médias, notamment Bloomberg, Le Monde et Haaretz.
« C’est faire de l’État de droit une mascarade que de poursuivre en justice deux lanceurs d’alerte pour avoir révélé des informations d’intérêt public majeur qui s’avèrent être d’une importance cruciale pour les institutions congolaises », a déclaré Thomas Fessy, chercheur principal pour la RD Congo chez Human Rights Watch. « Leurs condamnations devraient être annulées et leurs révélations devraient servir de base à des enquêtes indépendantes et impartiales. »
Les enquêtes publiées suite à leurs révélations montrent que le milliardaire israélien, Dan Gertler, ami de longue date de l’ancien président congolais Joseph Kabila, aurait créé un réseau de blanchiment d’argent avec Afriland First Bank CD en son centre. Ce montage aurait permis à Gertler d’échapper aux sanctions du gouvernement américain et d’acquérir de nouveaux actifs miniers en RD Congo.
Koko a fui la RD Congo en 2018 et a demandé l’asile en Europe ; Malela a fait de même début 2020. Le 26 février 2021, ils ont révélé qu’ils étaient la source des rapports.
« Je ne suis pas un chef rebelle armé et mes dénonciations sont à l’avantage du Congo, donc pourquoi me condamner à mort ? » a déclaré Koko à Human Rights Watch par téléphone. « Mes craintes sont les représailles et j’ai peur pour ma famille à Kinshasa. »
Le 25 février, les avocats d’Afriland et de Gertler ont révélé à des journalistes, lors d’une conférence de presse à Kinshasa, que le Tribunal de grande instance de Kinshasa avait jugé par contumace les deux lanceurs d’alerte le 7 septembre et les avait condamnés à mort pour « faux en écriture et usage de faux », « vol », « corruption privée », « violation des secrets professionnels » et « association de malfaiteurs. » Ni Malela ni Koko – ni leur avocat – n’avaient eu connaissance de cette audience du tribunal. Ce procès a constitué une violation du droit des deux hommes à un procès équitable en vertu du droit international, a affirmé Human Rights Watch.
Peu après la conférence de presse du 25 février, un organe de presse congolais a mis en ligne la copie du verdict et l’a diffusée sur les réseaux sociaux. « Comment est-ce possible que nous ayons découvert la copie de ce jugement, dont nous n’avions pas été informés, sur les réseaux sociaux ? » a déclaré Koko.
Le verdict réitère des allégations dénuées de tout fondement contre PPLAAF et Global Witness, qui étaient apparues après la publication de leur rapport en juillet 2020. Il comprend des affirmations formulées dans des clips vidéo partagés par des comptes nouvellement créés sur les réseaux sociaux, selon lesquelles ces deux organisations avaient eu recours à des méthodes sournoises pour obtenir leurs informations. Dans une déclaration diffusée le 5 mars, Global Witness a affirmé que ces « accusations fausses et hautement diffamatoires… ne reposent sur aucun fondement factuel. »
Le 26 février, de nouvelles enquêtes effectuées sur une autre fuite de documents bancaires ont apporté plus de détails sur le système perfectionné de Gertler de blanchiment présumé d’argent, et ont montré qu’Afriland First Bank CD abritait également les comptes de plusieurs sociétés liées à des financiers présumés du Hezbollah et à des personnes soupçonnées de liens au programme d’armement de la Corée du Nord. D’autres documents ont montré que d’importantes sommes d’argent auraient transité sur les comptes personnels de certains responsables congolais.
Afriland First Bank CD a démenti toutes les allégations de malversations, dans un entretien avec Radio France Internationale. Gertler a également rejeté toutes les accusations de corruption et de violation de sanctions et a déclaré que Koko et Malela étaient « victimes » du « comportement déplorable » de certaines organisations anti-corruption.
Toujours le 26 février, une fausse chaîne YouTube a été créée en se faisant passer pour l’organisation de lutte contre la corruption Transparency International. Cette chaîne a publié des vidéos prenant pour cible des organisations de lutte contre la corruption travaillant en RD Congo. Cela a fait suite à une campagne de dénigrement et de harcèlement sur internet, qui a duré des mois, contre le consortium d’investigation qui a révélé le réseau présumé de blanchiment d’argent en 2020.
Les dernières révélations ont été faites un mois après qu’il soit apparu que Gertler s’était vu octroyer une licence spéciale par l’administration Trump dans ses derniers jours au pouvoir, levant ainsi les sanctions américaines dont il fait l’objet pendant un an. Le 8 mars, suite à un tollé national et international, l’administration Biden a révoqué cette licence, réaffirmant que Gertler s’était « engagé dans une vaste corruption publique. »
Le Bureau conjoint des Nations Unies aux droits de l’homme et les ambassades de Belgique, de France et des États-Unis ont tous exprimé leurs préoccupations au sujet des peines prononcées contre Koko et Malela. Human Rights Watch s’oppose à la peine de mort en toutes circonstances, à cause de sa cruauté inhérente.
Les autorités congolaises devraient immédiatement disculper Koko et Malela, ou risquent de décourager les futurs lanceurs d’alerte, a déclaré Human Rights Watch. Le gouvernement devrait fournir une protection physique aux familles des deux hommes en RD Congo, et tout acte d'intimidation et de harcèlement à leur encontre devraient faire l’objet d’enquêtes.
Le gouvernement devrait enquêter sur les allégations de malversations au sein du système bancaire et ouvrir, s’il y a lieu, des poursuites judiciaires appropriées.
« Les lanceurs d’alerte prennent d’énormes risques pour contribuer à une démocratie saine et défendre le bien public », a affirmé Thomas Fessy. « Les véritables coupables sont à chercher parmi ceux dont l’impunité leur permet de siphonner les richesses de la RD Congo et d’entraver son développement. »
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