(Beyrouth) – Les autorités tunisiennes ont porté atteinte à l’intégrité de l’élection présidentielle du 6 octobre 2024 en amendant la loi électorale seulement quelques jours avant le scrutin, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Les autorités ont exclu ou arrêté des candidats de l’opposition et pris des mesures arbitraires à l’encontre d’opposants politiques, de médias indépendants et de la société civile.
Le 27 septembre, l’Assemblée des représentants du peuple de Tunisie a adopté une nouvelle loi qui prive le Tribunal administratif de sa compétence en matière électorale, l’empêchant ainsi d’agir comme organe de contrôle des abus. Suite à des arrestations massives, plus de 170 personnes sont désormais détenues en Tunisie pour des motifs politiques ou pour avoir exercé leurs droits fondamentaux, dont plus de 110 personnes ayant des liens avec le parti d’opposition Ennahda. Entre-temps, l’autorité électorale tunisienne, l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), a arbitrairement refusé d’accréditer des observateurs électoraux et pris les médias pour cible.
« Les autorités tunisiennes dressent systématiquement obstacle après obstacle à la tenue d’une élection équitable et à la possibilité pour les candidats de l’opposition de faire leur campagne présidentielle librement », a déclaré Bassam Khawaja, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Après avoir procédé à des arrestations massives et ciblé des concurrents potentiels, elles modifient la loi électorale, à peine quelques jours avant le scrutin, éliminant ainsi les possibilités d’un contrôle significatif et d’appel. »
D’après les amendements qui viennent d’être apportés à la loi électorale de 2014, c’est la Cour d’appel de Tunis qui sera désormais la seule compétente pour régler les litiges électoraux. Il pourra être fait appel de ses jugements devant la Cour de cassation. Le texte de loi prévoit qu’« aucune autre instance juridique ne peut prendre en charge ou continuer à examiner les litiges, recours ou décisions liés à l'élection présidentielle » de 2024 et précise que cela s’applique à tous les litiges en cours relatifs à l’élection présidentielle.
Ces amendements surviennent seulement quelques semaines après que le Tribunal administratif a ordonné la réintégration de candidats potentiels dans la course à la présidentielle, cassant la décision de l’instance électorale qui les en avait exclus. Finalement, l’instance est passée outre le jugement du tribunal et a lancé la campagne présidentielle, le 14 septembre, avec seulement trois candidats : Kais Saied, le président sortant, Ayachi Zammel, un candidat actuellement en détention, et Zouhair Maghzaoui, un ancien membre du Parlement.
À l’approche de la campagne électorale, les autorités ont intensifié leur répression contre les personnes critiques, procédant à des arrestations massives d’opposants politiques. Des forces de sécurité ont arrêté plus d’une centaine de membres et de sympathisants d’Ennahda, le plus important parti d’opposition du pays, entre le 12 et 13 septembre pour la plupart, a déclaré à Human Rights Watch un avocat de leur comité de défense.
Environ 17 d’entre eux ont été libérés le 25 septembre, mais 96 au moins sont toujours retenus en vertu de la loi tunisienne de lutte contre le terrorisme de 2015, qui permet de placer quelqu’un en garde à vue sans inculpation pendant 15 jours et sans contact avec un avocat pendant 48 heures. Ces personnes font également l’objet d’enquêtes en vertu du décret-loi 54 sur la cybercriminalité et pour « outrage au président », selon cet avocat.
Les autorités ont fermé le siège du parti Ennahda en avril 2023 et emprisonné plusieurs de ses dirigeants depuis décembre 2022, dont le président du parti, Rached Ghannouchi, et deux de ses vice-présidents, Ali Laarayedh et Noureddine Bhiri.
Les autorités ont par ailleurs poursuivi en justice ou emprisonné au moins neuf candidats actuels ou potentiels à la présidentielle depuis le début de la période électorale, le 14 juillet ; elles ont aussi placé en détention au moins sept membres de leurs équipes de campagne.
Ayachi Zammel, l’un des trois candidats à la présidentielle approuvés, a été arrêté le 2 septembre. Un juge de Tunis a ordonné sa mise en liberté provisoire le 5 septembre, mais il a été à nouveau arrêté le jour même. Depuis, il a été reconnu coupable de crimes et condamné à plusieurs peines de prison. Le 18 septembre, Zammel a été condamné par un tribunal de Jendouba à 20 mois de prison, et le 25 septembre à six mois supplémentaires. Le 30 septembre, un tribunal de Tunis l’a condamné à douze ans d’emprisonnement au total ainsi qu’à une interdiction de voter, sur la base d’accusations de falsification de parrainages.
Zammel fait face à près d’une trentaine de poursuites judiciaires additionnelles, pour avoir « établi, sciemment, une attestation ou un certificat faisant état de faits matériellement inexacts », sur la base de l’article 199 du code pénal, « présenté des dons en liquide ou en nature afin d’influencer des électeurs », sur la base de l’article 161 de la loi électorale, ou à d’autres inculpations relevant de la loi de 2004 sur la protection des données personnelles, ont déclaré à Human Rights Watch deux de ses avocats. Une membre de son équipe de campagne, arrêtée le 27 septembre, a elle aussi été condamnée à douze ans de prison.
À l’approche du scrutin, les autorités ont par ailleurs intensifié leur répression à l’égard des organisations de la société civile. L’instance électorale, que Saied a restructurée en 2022 pour la placer sous son contrôle, a arbitrairement refusé l’accréditation de deux des plus importantes associations tunisiennes d’observation des élections, I Watch et Mourakiboun. L’Instance a déclaré dans un communiqué du 9 septembre que ce refus était lié à « des financements étrangers suspects [...] en provenance de pays avec lesquels la Tunisie n’entretient pas de relations diplomatiques ».
Mourakiboun et I Watch ont été fondées à la suite des soulèvements de 2011 et ont observé les élections depuis 2011. Chacune des organisations a déposé plainte devant le Tribunal administratif.
Simultanément, l’instance électorale s’en est pris de plus en plus aux médias, dont le travail a été gravement entravé en Tunisie. Depuis juillet, l’instance électorale a renvoyé devant la justice au moins un média de presse écrite ou électronique et 18 pages des médias sociaux, a déclaré Najla Abrougui, un membre de l’instance. Elle aurait également adressé au moins huit avertissements à des stations de radio privées, soupçonnées d’avoir « discrédité ou raillé » l’instance ou le processus électoral, « remis en question la crédibilité, l’indépendance ou la transparence » de l’instance, d’avoir couvert les élections de façon « partiale » ou encore « manqué de neutralité ». Le 20 août, l’instance électorale a retiré l’accréditation qu’elle avait délivrée à une journaliste de Tumedia,lui donnant accès aux bureaux de vote, pour des motifs similaires.
L’instance électorale a également joué un rôle croissant dans les poursuites judiciaires à motivation politique contre des opposants et des personnes critiques des autorités. Depuis 2022, l’instance a déposé des dizaines de plaintes contre des personnes et des comptes de réseaux sociaux, dont certaines ont donné lieu à des condamnations, comme pour la présidente du Parti destourien libre, Abir Moussi, et deux anciens membres de l’instance électorale.
La Tunisie, en tant qu’État partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), a l’obligation de veiller à ce que chaque citoyen, sans discrimination fondée sur les opinions politiques, ait l’opportunité de voter et de participer à des élections véritablement libres. Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, qui interprète le Pacte, estime que « le droit à la liberté d’expression, de réunion et d’association est une condition essentielle à l’exercice effectif du droit de vote et doit être pleinement protégé ».
« Les autorités tunisiennes devraient libérer toutes les personnes arbitrairement détenues et laisser les organisations de la société civile et les médias travailler librement, y compris durant le processus électoral », a conclu Bassam Khawaja. « Cette répression flagrante juste avant le scrutin ne fait que saper leur légitimité. »
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