(Tachkent, le 30 mars 2004)— Le gouvernement ouzbek a arrêté et torturé des milliers de dissidents musulmans non-violents qui pratiquent leur religion en dehors du cadre établi par l'Etat. C'est ce que révèle aujourd'hui un rapport de Human Rights Watch portant sur cette campagne de persécutions religieuses.
Ce rapport de 319 pages intitulé "Creating Enemies of the State: Religious Persecution in Uzbekistan" décrit en détail l'arrestation et les tortures subies par les détenus dans le cadre de la campagne actuelle qui a abouti à l'incarcération de quelque 7.000 dissidents musulmans. Les cibles des autorités sont les Musulmans indépendants qui pratiquent leur foi en dehors des mosquées et madrassas dirigées par l'Etat ou en dehors des limites strictes fixées par le gouvernement dans les lois relatives à la religion.
"Le gouvernement ouzbek mène une campagne impitoyable à l'égard des dissidents musulmans pacifiques" a déclaré Rachel Denber, directrice exécutive par intérim de la Division Europe et Asie centrale de Human Rights Watch. "L'ampleur et la violence des opérations dirigées contre les Musulmans indépendants montrent clairement qu'il s'agit d'une campagne de persécutions religieuses concertée et soigneusement orchestrée".
Le mois dernier, Fatima Mukhadirova, 62 ans, a été condamnée pour extrémisme religieux après avoir dénoncé la torture et le décès de son fils en détention. Son fils, emprisonné pour "extrémisme religieux", est décédé en prison en août 2002 après avoir apparemment été plongé dans de l'eau bouillante. Mukhadirova a été libérée suite aux protestations de la communauté internationale mais les rafles policières et les arrestations se poursuivent sans relâche et au moins 26 Musulmans indépendants ont été condamnés depuis le mois de janvier.
Le 14 mars, un Musulman indépendant de 44 ans, Abdurahman Narzullaev, est décédé en prison dans des circonstances suspectes, après avoir participé à une grève de la faim.
Le rapport de Human Rights Watch est le résultat de cinq années de recherches effectuées à travers tout le territoire ouzbek. A cette occasion, quelque 200 Musulmans indépendants victimes d'exactions, leurs proches, ainsi que d'autres témoins, des défenseurs des droits humains et des fonctionnaires du gouvernement ont été interviewés. Pour étayer ses recherches, l'organisation des droits de l'homme a également assisté à des dizaines de procès, elle a rassemblé des documents émanant de la police et des tribunaux et se rapportant aux dossiers de plus de 800 personnes, elle a examiné des centaines de documents accessoires tels que des dossiers médicaux, des certificats de décès, des lettres rédigées par des victimes et les réponses des organes gouvernementaux.
Le gouvernement ouzbek qualifie les Musulmans indépendants "d'extrémistes" ou de "wahhabites" – un terme péjoratif que les autorités du pays utilisent pour faire passer ces personnes pour des "fondamentalistes" et non pour se référer aux véritables adeptes du wahhabisme tel qu'il est pratiqué en Arabie Saoudite. Ils sont incarcérés pour "subversion", "transgression de l'ordre constitutionnel" ou "activités anti-gouvernementales". Ils sont arrêtés, jugés au cours de procès absolument iniques et sont condamnés à des peines pouvant aller jusqu'à vingt ans d'emprisonnement. Ces arrestations visent également les personnes que l'Etat estime "trop pieuses", notamment celles qui prient chez elles ou qui portent une barbe – ce qui apparaît comme un signe de piété.
Le rapport réfute l'argument fréquemment invoqué par le gouvernement ouzbek selon lequel l'arrestation des dissidents musulmans non-violents est nécessaire pour contrer le terrorisme. En 1999 et 2000, un groupe militant connu sous le nom de Mouvement Islamique d'Ouzbékistan a mené des opérations armées dans la région. Les autorités ouzbèkes ont accusé le MIO d'une série d'attentats à la bombe qui ont eu lieu à Tachkent en février 1999. Toutefois, les personnes dont le cas est abordé dans le rapport – à l'instar de milliers d'autres visées par la répression gouvernementale – n'ont pas été inculpées d'implication dans ces attentats ni d'appartenance au MIO; elles ont été emprisonnées pour leurs convictions et pratiques religieuses pacifiques.
"L'Ouzbékistan est un proche allié des Etats-Unis et d'autres puissants Etats occidentaux, mais il ne peut se retrancher derrière la guerre globale contre le terrorisme pour justifier la répression religieuse," a encore déclaré Denber.
La torture est monnaie courante en Ouzbékistan mais la police réserve un traitement particulièrement dur aux détenus religieux afin de leur arracher des aveux ou d'autres témoignages. Le rapport de Human Rights Watch présente des informations étayées à propos de 10 décès sous la torture sur une période de cinq ans. Il décrit en détail le cas de nombreuses autres personnes ayant subi diverses formes de torture, notamment le passage à tabac, les chocs électriques, l'asphyxie, la suspension par les poignets ou les chevilles, le viol, les brûlures de cigarettes ou les brûlures au moyen d'un journal enflammé.
Les exactions se poursuivent alors que les prisonniers religieux purgent leurs peines dans des conditions carcérales atroces. Les gardiens les battent et les violent, ils les mettent en isolement cellulaire pour les punir d'avoir prié ou pratiqué leur religion d'une autre manière.
Lors de dénonciations publiques de masse qui rappellent l'ère stalinienne, les agents du gouvernement exhibent les Musulmans indépendants ou leurs proches devant les membres de leur communauté et ils les traitent de "traîtres" ou "d'ennemis de l'Etat". La police arrête et torture les proches des prétendus extrémistes et elle les retient parfois en prison comme otages jusqu'à ce que le suspect se rende aux autorités.
Plus de la moitié des cibles gouvernementales sont des membres du groupe islamique non-violent Hizb ut-Tahrir (Parti de la libération). Ce groupe, à la fois religieux et politique, prône l'instauration d'un Califat – une sorte d'Etat islamique – en Ouzbékistan et dans d'autres pays de tradition musulmane.
Plusieurs pays, dont la Russie et l'Allemagne, ont interdit le Hizb ut-Tahrir. L'interdiction allemande était motivée par le contenu antisémite des écrits du groupe. Par contre, le gouvernement ouzbek voit dans la dissidence du groupe une menace subversive. Les membres du Hizb ut-Tahrir, les participants aux cercles d'études du groupe ainsi que ceux qui diffusent ou simplement possèdent des écrits du groupe sont condamnés à de longues peines d'emprisonnement.
Human Rights Watch appelle les alliés de l'Ouzbékistan, notamment les Etats-Unis et les pays de l'U.E., à dénoncer la persécution des Musulmans indépendants dans ce pays et à exiger de mettre un terme aux arrestations massives et aux tortures.
"Il est honteux que la communauté internationale assiste à cette campagne sans réagir et la laisse continuer," a déclaré Denber. "Si les alliés de l'Ouzbékistan veulent que le monde croit en leur opposition à la persécution des dissidents musulmans, ils devront prendre des mesures montrant clairement leur position."
En avril, l'administration Bush devra décider si elle peut certifier que l'Ouzbékistan a opéré "des progrès considérables et continus" sur le plan des droits humains, cette certification étant nécessaire pour débloquer quelque 50 millions de dollars destinés à aider ce pays d'Asie centrale, entre autres militairement. Le bilan du gouvernement ouzbek en matière des droits de l'homme sera également examiné attentivement par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement qui, dans les prochains jours, devra décider du niveau d'engagement qu'elle prendra envers l'Ouzbékistan. Les membres de la Commission des Droits de l'Homme de l'ONU, réunis actuellement à Genève, détermineront par ailleurs l'action à mener face au mépris continu que le gouvernement ouzbek affiche envers le droit international. Human Rights Watch appelle tous les membres de la communauté internationale à saisir chaque occasion qui se présente pour exprimer leur mécontentement devant les atteintes aux droits humains commises par le gouvernement ouzbek.
Les trois cas repris ci-dessous illustrent la cruauté de la campagne menée contre les Musulmans indépendants et les obstacles auxquels sont confrontées les victimes dans leur quête de justice:
Maruf Makhkamov a été arrêté le 30 octobre et accusé de "wahhabisme". Cet homme de 25 ans a été retenu pendant deux mois dans une cellule se trouvant au sous-sol du quartier général de la police de Tachkent. Les policiers le battaient chaque jour jusqu'à ce qu'il perde connaissance. La police a appréhendé le frère de Makhkamov et a déclaré qu'il ne serait libéré que si Maruf avouait qu'il était "extrémiste". Les policiers l'ont également menacé d'arrêter sa femme et de lui faire subir un viol collectif sous ses yeux. Il a alors signé des aveux et le 23 février, il a comparu aux côtés de six parfaits étrangers pour appartenance à un groupe "extrémiste" clandestin. Le juge a admis comme preuve les aveux extorqués à Makhkamov sous la contrainte, il a ignoré son témoignage à propos des tortures endurées et l'a condamné à sept ans d'emprisonnement. Dans une lettre écrite en prison le 1er mars, Maruf Makhkamov supplie de l'aider à recouvrer la liberté et il demande aux associations des droits de l'homme de parler de son histoire à l'extérieur du pays.
En janvier 2000, des agents des forces de l'ordre ont arrêté Gairat Sabirov sous l'inculpation de "wahhabisme". Ils l'ont mis au secret pendant cinq mois dans une cellule en sous-sol. Au cours des premiers jours de sa détention, les agents du SNB (l'ancien KGB) l'ont maintenu dans un "sauna" ou pièce humide, ils lui ont brûlé des parties du corps avec des cigarettes allumées et l'ont ensuite violé. Lors de son procès, le juge a ignoré les accusations de torture de Sabirov et l'a condamné à 14 ans de prison. Le ministère public l'a inculpé, lui et 16 autres hommes, d'appartenance à un "groupe extrémiste", faisant valoir que leurs études religieuses privées indiquaient qu'ils faisaient partie d'un groupe organisé qui diffusait des textes contenant des idées "fondamentalistes" et "extrémistes". Il a même avancé que la participation de ces hommes à des matchs de football organisés assez régulièrement dans un stade du centre de la ville faisait partie de leur "préparation à la construction d'un Etat islamique". A ce jour, Sabirov et les autres sont toujours en prison.
Un membre du Hizb ut-Tahrir, Nakhmiddin Juvashev, s'est livré lui-même à des agents du SNB en 1999 après avoir entendu le gouvernement promettre que les personnes qui reconnaissaient avoir suivi la "mauvaise" voie religieuse seraient pardonnées. En lieu et place d'un pardon, il a été arrêté et torturé. Les plaintes déposées par Juvashev auprès des autorités locales à propos des tortures endurées n'ont fait que conduire à de nouvelles exactions: des agents l'ont déshabillé, ne lui laissant que son sous-vêtement, ils l'ont menotté et suspendu à une barre horizontale. Ils l'ont ensuite battu jusqu'à ce qu'il accepte de signer une déclaration disant qu'il n'avait jamais été torturé. Juvashev a été condamné, mis en liberté conditionnelle, puis à nouveau arrêté par la police en août 2000. Il a subi de nouvelles tortures, et a été jugé et condamné pour "extrémisme religieux". Il purge actuellement une peine d'emprisonnement de 14 ans.